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Ce que le gaullisme peut apporter à la France du XXIe siècle

À l’issue des élections législatives, la situation politique française semble confuse. Quelle est votre analyse ?

Nombre d’éditorialistes s’alarment sur le caractère dramatique de l’absence majorité absolue pour le Président de la République. En réalité le général de Gaulle lui-même a connu cette situation en 1958, 1962 et 1967 mais avec le soutien des députés CNIP et MRP, dont la loyauté n’était cependant pas acquise. La Constitution gaullienne de 1958 ne garantit absolument pas une majorité absolue à l’Assemblée, mais procure au Gouvernement des capacités d’action en cas d’obstruction parlementaire (grâce au recours au 49-3, aux ordonnances et au vote bloqué, principalement).

En réalité, notre vision des institutions est altérée par 40 ans de dénaturation du régime initial.

Depuis 1981, le Président est redevenu essentiellement « l’homme d’un parti » d’où la terminologie contemporaine de « majorité présidentielle » ou « cohabitation » qui n’appartenait pas au paradigme gaullien. D’autre part le passage au quinquennat a synchronisé les élections législatives et présidentielle, contre les préconisation du Général : « parce que la France est ce qu’elle est, il ne faut pas que le Président soit élu simultanément avec les députés, ce qui mêlerait sa désignation à la lutte directe des partis, altérerait le caractère et abrégerait la durée de sa fonction de chef de l’État » (1)

 Le quinquennat a donc renforcé la logique de parti présidentiel, et poussé le chef de l’État à s’ingérer dans les moindres détails de l’action gouvernementale. Pourtant de Gaulle avait bien distingué les rôles respectifs du Président et du Premier ministre : à celui-là les grands arbitrages engageant la Nation sur le long terme, la négociation des traités, la direction des Armées, « Mais précisément, la nature, l’étendue, la durée, de sa tâche impliquent qu’il ne soit pas absorbé sans relâche et sans limite, par la conjoncture, politique, parlementaire, économique, et administrative. Au contraire c’est là le lot aussi complexe et méritoire qu’essentiel, du Premier ministre français ». (2)

Aujourd’hui, il reviendrait donc à la Première ministre (et non au Président) d’entamer les discussions avec les groupes politiques en vue des lois futures sur le pouvoir d’achat et la gestion paramétrique du régime de retraite par exemple. Le Gouvernement pourra user des armes constitutionnelles à sa disposition, et assumer devant le Parlement  le succès ou l’échec de sa politique.

Un respect plus strict de cette répartition des rôles aurait maintenu le Président à une certaine distance de la conjoncture politique, et par conséquent lui aurait garanti un certain prestige, malheureusement nettement entamé aujourd’hui.

Quelles seraient vos reformes institutionnelles pour réaffirmer la fonction présidentielle ?

 À titre personnel je plaide pour un retour au septennat et pour le plein usage de l’article 49-3, sans restriction et quels que soient les textes. Mais je souhaite aussi une représentation parlementaire de tous les courants politiques, au moyen de l’élection des députés à la représentation proportionnelle avec prime majoritaire, dans la mesure où le Gouvernement pourra légiférer même sans majorité absolue. Naturellement, la discussion parlementaire constructive, le respect des oppositions par le Gouvernement conjugués au renoncement des oppositions à tout obstructivisme stérile doivent être privilégiés sur le recours au 49-3.

“ Dans l’expression gaullienne, trois notions émergent de façon récurrente, en tant que leviers d’action fondamentaux pour l’élévation de la France : l’État, le Progrès et l’Indépendance.

Comment définissez-vous le gaullisme ?

Je pourrais vous répondre de mille manières possibles ! Bien sûr la mystique de la Nation, son histoire millénaire, son caractère, son rôle dans le monde, son âme etc… tout cela habitait de Gaulle. Mais restons simples : d’abord il s’agit de transcender le clivage droite/gauche. « Prétendre faire la France avec une fraction, c’est une erreur grave, et prétendre représenter la France au nom d’une fraction, cela c’est une erreur nationale impardonnable » (3). Pour le Général, la Nation et la conduite de ses affaires exigent l’abandon de tout esprit partisan. Plus loin dans le même entretien il précise non sans humour « Il faut le progrès, il ne faut pas la pagaille », comme un utile rappel que le désordre ne peut qu’engendrer l’injustice.

Dans l’expression gaullienne, trois notions émergent de façon récurrente, en tant que leviers d’action fondamentaux pour l’élévation de la France : l’État, le Progrès et l’Indépendance.

L’État garantit l’ordre public, et donc la justice. Il planifie l’économie en stratège, régule les échanges, pilote les investissements massifs en faveur de l’énergie (nucléaire), des infrastructures, de la Recherche. L’État dirigiste (terme employé par de Gaulle ! ) mobilise au besoin l’impôt sur les sociétés, taxe les biens de luxe, appelle l’épargne populaire, et ose des mesures austéritaires comme le gel du traitement des fonctionnaires. L’investissement prime sur la consommation.

Le Progrès quant à lui, se décline dans les domaines scientifique, technique, économique ; mais c’est la dimension sociale du progrès qui singularise le gaullisme.

Par la participation, les salariés prennent des décisions dans leur entreprise, gagnent un intéressement aux bénéfices, et peuvent devenir actionnaires pour peser dans les choix stratégiques.

Au nom de la participation des citoyens à la vie publique, au travail législatif, et au pouvoir constituant, la Ve République consacre le référendum.

Enfin l’indépendance, fin autant que moyen, est inséparable de la grandeur de la France. Durant la Seconde guerre mondiale, de Gaulle s’est acharné à restaurer l’indépendance française, vis à vis de l’Occupant bien sûr mais aussi vis à vis des libérateurs. Vingt ans plus tard, en 1966, la guerre du Viêt-Nam risquait d’entrainer des troupes française dans une guerre lointaine jugée vaine. Pour cette raison, de Gaulle quitte l’organisation militaire de l’OTAN (tout en restant dans l’Alliance atlantique) « il s’agit de rétablir une situation normale de souveraineté où ce qui est français, en fait de sol, de ciel, de mer et de forces (…), ne relèveront plus que des seules autorités françaises. » (4)

“ L’État stratège doit planifier les investissement massifs dans les domaines clés du numérique, de l’intelligence artificielle, de l’énergie, de l’industrie écologique, ainsi que dans la Défense.

Comment appliquer ces principes directeurs à la France d’aujourd’hui et de demain ?

 Je suis convaincu que ces trois leviers dont nous parlions gardent toute leur pertinence aujourd’hui, et en gagneront même davantage demain.

Je ne vais pas m’étendre sur le sujet, mais les Français sont convaincus que si la cohésion sociale n’a guère progressé, la pagaille, elle, règne en France.

L’État régalien doit prestement assumer l’autorité nécessaire à la restauration d’un ordre public garant des libertés et de la justice.

L’État stratège doit planifier les investissement massifs dans les domaines clés du numérique, de l’intelligence artificielle, de l’énergie, de l’industrie écologique, ainsi que dans la Défense.

La participation doit replacer la France sur la voie du Progrès : participation à la décision publique (recours plus fréquent au référendum ; consultations, pétitions et référendum locaux) ; participation de tous à la vie économique (lutte contre les trappes à inactivité, investissement dans la formation professionnelle en ciblant les moins qualifiés…), et bien sûr participation pleine des salariés au capital de leur entreprise, comme le souhaitait le Général.

À ce sujet, j’aimerais voir s’ouvrir un grand chantier de la participation, pour définir un « capitalisme populaire et participatif » susceptible de révolutionner notre modèle économique et social.

En matière d’indépendance, les crises de la Covid et de l’Ukraine nous ont livré de précieux enseignements. La dépendance extrême de nos industries aux importations a révélé l’importance de l’autonomie industrielle dans sa concrétude. La capacité des producteurs nationaux à fabriquer leurs propres composants constitue donc un enjeu crucial pour le futur. De la même manière nous devrons réduire notre consommation énergétique nationale, par la rénovation des logements et la métamorphose des procédés industriels.

Suite à l’invasion russe en Ukraine, la France doit-elle suivre les Etats-Unis dans leur affrontement contre Moscou ?

Rappelons d’abord ce que fut la diplomatie gaullienne dans la guerre froide. Si de Gaulle était intransigeant sur la souveraineté française en matière de défense, parant au risque d’hégémonie américaine, il en appelait néanmoins à un arrangement avec Washington pour l’organisation d’une défense commune contre l’URSS, danger jugé particulièrement préoccupant « une puissance énorme, beaucoup plus redoutable pour elle (la France) que ne le fut jamais aucune puissance européenne, plus redoutable que ne le furent l’Empire de Charles Quint, le Reich de Guillaume II, le Reich de Hitler. » (5)

La constitution d’une alliance euro atlantique ne posait donc pas de problème pour de Gaulle. Il recherchait une situation d’équilibre entre les deux blocs pour rapprocher les points de vue. Mais évidemment cette volonté conciliatrice ne pouvait opérer que si l’équilibre était respecté par chacun. En cas de rupture d’équilibre, c’est la fermeté qui s’imposait. Ainsi lors de la crise de Berlin en 1961, alors que ses interlocuteurs britanniques et américains cherchaient surtout à « éviter le pire », de Gaulle les prit à contre-pied « Quant à moi, j’estime au contraire que si l’on cède à la menace, l’équilibre psychologique sera rompu. Alors, la pente naturelle des choses entrainera les Soviétiques à exiger toujours davantage et les Occidentaux à ajouter sans cesse à leurs concessions, jusqu’au moment où (…) se produira la déflagration ». (6)

Dans la crise présente, je suis convaincu comme le Général, que « cette pente naturelle des choses » conduira Poutine à toujours plus d’exigences, jusqu’au jour où nous serons au pied du mur, et c’est à ce moment-là qu’il y aura escalade, mais il sera trop tard. Restons donc soudés entre puissances occidentales, et soutenons l’Ukraine sans rien céder, c’est le meilleur moyen justement de contenir l’expansionnisme russe (et chinois qui menace aussi notre ZEE dans le Pacifique ! ).

Et un jour, lorsque la situation sera mûre pour cela, il y aura un traité de paix, et la France participera à la construction de cette paix. Et dans ce nouvel équilibre, elle pourra à nouveau traiter correctement avec la Russie. Mais chaque chose en son temps, tant que la situation militaire ne s’est pas durablement stabilisée, il est prématuré de vouloir faire la paix.

Au sujet de sa défense, la France ne recouvrera sa pleine indépendance que si elle consent à un investissement massif dans la recherche et les technologies militaires (renseignement, drones, armes hypersoniques etc…). Une coopération plus étroite entre États européens pourrait être utile, à condition qu’elle reste technique, sans velléité de défense européenne intégrée, incompatible avec la souveraineté nationale.

Quant à l’OTAN, il ne saurait être question de la fragiliser dans les temps présents, mais on pourrait ouvrir ultérieurement des discussions sur le fonctionnement du commandement intégré. L’essentiel pour aujourd’hui est que les États européens se dotent chacun de moyens militaires sérieux.

“ De Gaulle avait réussi au terme de sa politique de la chaise vide, à arracher à ses partenaires le principe du vote des États à l’unanimité pour toute décision mettant en cause un « intérêt national supérieur ».

Comment concilier Union européenne et indépendance française ?

Je vous le concède, il s’agit d’une véritable gageure ! L’UE a consciencieusement noué un noeud gordien enserrant les États, au fil des traités et des jurisprudences, de sorte qu’il est aujourd’hui difficile de défendre les intérêts de sa nation sans trancher définitivement ce noeud, hypothèse que je ne souhaite pas voir réalisée. Je regrette l’échec du Plan Fouchet (collaborateur de de Gaulle) de 1962, basé à l’époque sur des coopérations intergouvernementales.

Contre le fédéralisme sans fédérateur, je me prononce pour une Europe des coopérations entre États souverains ; une Europe des projets concrets (recherche, infrastructure, énergie , industries de défense, protection de l’environnement ; et une Europe sans exclusive : la Suisse, grand pays industriel, mérite aussi que l’on s’intéresse à elle par exemple.

De Gaulle avait réussi au terme de sa politique de la chaise vide, à arracher à ses partenaires le principe du vote des États à l’unanimité pour toute décision mettant en cause un « intérêt national supérieur ». Cette forme de droit de veto national pourrait être réintroduite afin de préserver la souveraineté de chacun. Il me parait en effet important de limiter l’irréversibilité des décisions prises dans le cadre de l’Union, afin que les peuples s’y sentent plus libres.

(1) Conférence de presse du général de Gaulle, 31 janvier 1964

(2) Ibid.

(3) Entretien radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit, 15 décembre 1965

(4) Conférence de presse du 21 février 1966

(5) Conférence de presse, 12 novembre 1947

(6) Mémoires d’Espoir, le Renouveau, éditions Plon

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Laïcité : Parole aux adhérents

1/ Quel bilan faites-vous du premier quinquennat d’Emmanuel Macron en matière de laïcité et de lutte contre l’islamisme ? 

Associer laïcité et lutte contre l’islamisme est une erreur car malgré des points de convergence, ils restent des sujets différents. Les associer engage donc sur un biais qui à mon avis nuit à l’intelligibilité des situations. 

La laïcité est un principe qui est mis en application avec cadre juridique global régissant la vie en société d’un point de vue de la pratique des cultes, quels qu’il soient. À ce titre, après des allers-retours et des signaux parfois contradictoires (reflétant aussi les dissensions au sein de LREM), en mars 2019, Emmanuel Macron avait fini par clarifier son propos sur son choix de pratiquer une « laïcité ouverte », durant son débat avec les intellectuels.

En cela il s’était inscrit dans la ligne déjà tracée de Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron avait déclaré alors que « on ne demande à aucun protestant ou catholique d’être modéré ! On se fiche de savoir ce qu’il est, on lui donne la possibilité de l’être comme il veut, mais de respecter toutes les règles de la République, c’est ça la République, c’est ça la laïcité », et il ajoutait que « la question n’est pas de savoir si c’est bien ou pas bien si une jeune fille met le voile dans la rue (…) mais de savoir si elle est libre de la faire ou pas », ce qui, à mon avis, était enfoncer une porte ouverte. 

En outre, de quoi parle-t-on également lorsqu’on parle d’islamisme ? Existe-t-il un ou des islamismes ? Sur ce point déjà les choses ne sont pas simples et peuvent faire débat. Bruno Etienne l’avait défini comme étant « l’utilisation politique de thèmes musulmans mobilisés en réaction à la « westernization » considérée comme agressive à l’égard de l’identité arabo-musulmane, réaction perçue comme une protestation antimoderne ». Cette définition me semble assez pertinente car elle prend en compte un aspect essentiel de cette idéologie : son profond rejet de l’Occident, ce qui, nous allons y revenir, nous parait important pour appréhender son évolution et sa gestion en France

Ce faisant, pour répondre à votre question, le bilan du quinquennat me semble très mitigé et, surtout, il me donne l’impression que, comme bien souvent en matière de politique, on s’occupe surtout de l’arbre qui cache la forêt. Cela montre que non seulement rien n’est réglé, et on a même l’impression que les choses s’aggravent.

En effet, la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite « loi séparatisme », elle a donné un cadre plus précis, pénalement applicable et entraînant des décisions telles que « fermetures de structures identifiées comme séparatistes, des redressements fiscaux et des saisies ». D’autres articles comportent aussi des points moins connus tels que : des mesures pénalisant « des examens en vue d’attester la virginité » et renforçant « la lutte contre les discours de haine et les contenus illicites en ligne », assurant un meilleur encadrement de l’instruction à la maison « à condition d’y avoir été autorisées par l’autorité de l’État compétente en matière d’éducation, lui donner l’instruction en famille », tout comme celui des clubs de sport, avec le « contrat d’engagement républicain », etc

Mais l’inconvénient de ce type de mesures est qu’en dehors du fait qu’elles ont tendance à éluder le problème de fond, elles peuvent aussi avoir des effets contre-productifs en nourrissant un ressentiment facile à instrumentaliser. Si bien, à titre d’exemple, que Médiapart la qualifia de « chasse aux sorcières », et elle est encore dénoncée par certains comme étant « une loi islamophobe, raciste, liberticide et discriminatoire ». À ce titre, force est de constater que le discours intimidant, usant et abusant de la rhétorique diabolisatrice a de beaux jours devant lui

En outre, les déclarations plus récentes et les postures parfois ambiguës du Président de la République, habitué à envoyer des signaux contradictoires, ne règle en rien la question. Ainsi, lorsqu’il dit, lors du débat de l’entre-deux tours, comme argument pour s’opposer à la volonté de Marine Le Pen d’interdire le port du voile, que cela provoquerait une guerre civile, ou bien lorsqu’il répond à une femme voilée « Avoir une jeune fille qui porte le voile à Strasbourg qui demande : « Est-ce que vous êtes féministe ?  » C’est la meilleure réponse à toutes les bêtises que je peux entendre. », on a plutôt l’impression qu’il souffle sur les braises. Si à cela on ajoute la politique de l’UE, que l’on peut qualifier de complaisante avec le salafisme, en particulier avec le frérisme, cela n’aide pas à clarifier les choses. 

Quoiqu’il en soit, à l’heure actuelle, il résulte un clivage qui se creuse, jalonné de reductio et de ad hominem, de récupérations politiques en tous genres qui, on peut le regretter, bloquent tout débat possible.

_  « L’État se doit de rappeler les obligations qui s’imposent aux administrations, de supprimer les pratiques publiques discriminantes, et d’adopter des règles fortes et claires dans le cadre d’une loi sur la laïcité. »

2/ La multiplication des affaires qui remettent en cause la laïcité cachent-elles une inaction patente sur le terrain ? 

Il est indéniable que depuis 1989 et l’affaire de Creil, la question de la remise en cause de la laïcité, et son « étendard » le plus visible et médiatisé (mais pas le seul) qu’est le voile, – et depuis quelque temps le burkini- est un serpent de mer. 

Si, en 1989, on a l’impression que le sujet a été en partie éludé par Lionel Jospin qui n’a pas pris la mesure de l’évènement, en laissant les enseignants et les chefs d’établissement régler « au cas par cas » les situations, force est de constater qu’en 2003-2004, il y a eu une volonté plus affirmée de s’emparer de la question. La commission Stasi, composée de 20 membres d’horizons variés (universitaires, chercheurs, juristes, politiques, enseignants et chefs d’établissements) et auditionnant 140 personnes elles-aussi de tous horizons et représentant à la fois la société civile, les partis politiques et les instances religieuses du pays, a ainsi rendu un rapport qui avait pour objectif que « l’État se doit de rappeler les obligations qui s’imposent aux administrations, de supprimer les pratiques publiques discriminantes, et d’adopter des règles fortes et claires dans le cadre d’une loi sur la laïcité ». La volonté y était, mais le bilan était finalement assez décevant car, là encore, on ne s’attaquait pas aux causes du problème. 

Aujourd’hui les affaires récentes montrent que rien n’est réglé, au contraire, et beaucoup considèrent que le voile n’est pas un problème (surtout chez les jeunes) et j’ai tendance à penser que, si après plus de 30 ans non seulement le sujet est encore d’actualité mais il s’étend et ne concerne pas seulement le voile, ni l’Islam, c’est qu’il est peut-être temps de changer de stratégie, ou en tous cas d’essayer de penser autrement.

_  « Certains sujets devraient pouvoir être posés sur la table sans polémique, froidement, sans être taxé de je ne sais quel nom d’oiseau. Il faut que le débat puisse avoir lieu, pour le bien de tous. »

3/ Quels seraient selon vous les leviers à actionner en priorité pour lutter contre la diffusion de l’idéologie islamiste et le communautarisme dans les quartiers islamisés ? 

L’islamisme est une idéologie qui « n’est pas seulement sécessionniste, mais elle est également impérialiste et hégémonique. Car l’islam théocratique a pour ambition de gouverner le monde et de faire flotter la bannière de l’islam sur celui-ci », et elle a, en France, à la fois des causes exogènes et endogènes plurielles, ce qui rend le problème particulièrement difficile à résoudre. D’ailleurs, les spécialistes eux-mêmes sont parfois en désaccord sur le sujet. Ainsi en témoigne le débat entre Gilles Kepel et Olivier Roy. Pour faire simple, Kepel considère que l’islamisme porte un véritable projet politique prosélyte et quasi eschatologique, à savoir la mise en œuvre du califat (mondial ou pas selon les courants), O. Roy, de son côté, estime que celui-ci, et son effet qu’est le communautarisme, a des causes sociales exogènes à sa doctrine. 

Je pense qu’il faut sortir de la France et du temps présent pour prendre de la hauteur. Il est indéniable que d’une manière globale, l’Islam, connait depuis quelques décennies, comme c’est déjà arrivé au cours de l’histoire, une période d’affirmation voire d’expansion, ce qui a un impact sur la situation en France. Il suffit de jeter un œil aux réseaux sociaux où les chaines des imams se développent. A l’exemple d’Abdelmonaim Boussenna avec plus de 840 000 abonnés, ou encore Nader Abou Anas avec plus de 620 000 abonnés rien que sur Youtube – et qui a déclaré récemment : « Je veux que toutes mes sœurs en Allah qui ont enlevé le voile, j’aimerai que vous gardiez en tête que cela reste un péché ».

Il est indéniable aussi que cette tendance, il faut la considérer à l’intérieur de mouvements infra-musulmans antagonistes, à savoir qu’il existe avant tout des Islams, parfois très divisés non seulement entre les islamistes eux même (entre wahhabites et salafistes par exemple), mais aussi entre les musulmans. Ainsi entre sunnites et chiites, entre les écoles juridiques, entre Arabes, Berbères, Turcs, Persans, et Kurdes, etc. Il existe autant, si ce n’est davantage de divisions culturelles, dogmatiques et cultuelles, au sein de l’Islam que dans le Christianisme ou n’importe quelle autre religion pluriséculaire. 

Et ce qu’il faut comprendre est que ces mouvances peuvent aussi être en compétition entre elles pour assurer leur hégémonie (comme cela a souvent été le cas au cours de l’histoire, là encore). Ces points sont essentiels pour comprendre que le terme de « replis communautaire » est incomplet puisqu’il n’y a pas un mais des « replis communautaires ». À cela on ajoute les questions géopolitiques telles que le conflit israélo-palestinien, qui sont aussi importées.

Une fois que l’on a compris cela, on peut envisager autrement la situation. Tout d’abord, il me semble essentiel de veiller à l’ingérence étrangère. Permettre aux musulmans de France de pratiquer leur culte sans dépendre d’une quelconque obédience étrangère qui effectuerait du prosélytisme par ce biais. Il faut, comme c’est le cas partout ailleurs, avoir un Islam de France. On retorque souvent le fait que l’absence de clergé soit un frein puisqu’il n’y a pas un interlocuteur clairement défini (et surtout reconnu) par l’ensemble des musulmans de France, mais cela me parait être un faux problème car c’est aussi le cas dans d’autres religions (juive) ou confessions (protestants). 

Ensuite, certains sujets devraient pouvoir être posés sur la table sans polémique, froidement, sans être taxé de je ne sais quel nom d’oiseau. Il faut que le débat puisse avoir lieu, pour le bien de tous. Ainsi, on ne peut pas balayer d’un revers de la main la question de l’augmentation de l’immigration, ni celle du rôle de l’UE qui visiblement a une conception de la laïcité éloignée de celle de la France et qui connait de plein fouet l’entrisme des Frères musulmans jusqu’en son sein.

Mais surtout, comme je le disais au début, il ne faut pas non plus s’en tenir à l’arbre qui cache la forêt. Et là il faut aller au fond, et se regarder soi-même, aller sur le terrain existentiel. Quel projet avons-nous à proposer pour une jeunesse en quête de sens ? Car c’est bien auprès des jeunes que le combat doit être mené. Le projet néo-libéral qui dilue les individus dans un marché de consommateurs ? Un projet qui dilue les nations ? Ce projet-là, nombreux sont ceux qui ne s’y retrouvent pas.

La France et l’Occident, sont vus comme décadents, où la consommation est outrancière et où parfois la laïcité est vue comme une religion. Cette rhétorique d’une absence de sens des sociétés occidentales fait le miel des islamistes. C’est donc cela qu’il faut revoir, il faut combler ce vide dans lequel s’immiscent les salafistes. Il faut proposer un vrai projet de société.

Concrètement, il faut réaffirmer, sans peur, le rôle et le sens de l’école, qui doit rester un sanctuaire et protéger les élèves de toute forme d’ingérence et d’idéologie (quelle qu’elle soit). On peut aussi repenser certains programmes scolaires. Notamment, par exemple, en développant, justement, davantage l’enseignement du fait religieux – comme l’avait déjà défendu Régis Debray en 2002 – ou plutôt des faits religieux, Islam et ses mouvances compris. Il est important aussi de replacer l’histoire de la laïcité, de la séparation du spirituel et du temporel, dans le temps long de sa construction et dans les différents espaces géographiques. Car, en France, par exemple, la séparation entre le politique et le religieux ne date pas de 1905, et on peut, au moins, la faire débuter en 1589, lorsque Henri III reconnait Henri de Bourbon, protestant, comme son successeur légitime. 

En outre, c’est un changement de posture qu’il faut accomplir. Et il ne faut pas se laisser intimider par les anathèmes de plus en plus nombreux et virulents, il faut sortir de notre torpeur. Mais pour cela nous devons nous extraire du cercle délétère dans lequel nous nous sommes enfermés, ou laissés enfermer. Par exemple, la France comme ancienne puissance coloniale doit être étudiée en étant davantage replacée dans un contexte plus global d’expansion coloniale. Sur ce sujet, le tollé qu’avait (à juste titre de mon point de vue) provoqué la loi de 2005 sur « le rôle positif de la présence française en outre-mer » a fait beaucoup de dégât car il a disqualifié tout débat sur la contextualisation de la colonisation. Dans le même ordre d’idées, la loi dite Taubira, en 2001 (contre laquelle s’était insurgé le collectif des historiens, « Liberté pour l’histoire », contre les lois mémorielles) a eu aussi des effets délétères puisqu’elle n’a pas pris en compte la traite arabo-musulmane, la traite barbaresque, et la traite infra-africaine. 

De fait, la hantise de certains historiens rédacteurs des programmes vis-à-vis du « roman national » pose un problème : à force de vouloir l’éviter, on finit par en écrire un autre, mais qui créé finalement une crise existentielle et une perte de sens qui fragilise notre cohésion nationale. Personnellement je pense que nous ne pouvons pas échapper au roman national et je pense aussi qu’il est hypocrite de prétendre le contraire. Dès lors que l’on fait des choix afin de rédiger des programmes scolaires, on crée un récit et une narration, c’est inévitable. La vraie question est donc : quel récit veut-on transmettre ?

_  « Les prises de positions de JLM, notamment son soutien indéfectible à Taha Bouhafs […] participent de la fragilisation de la cohésion nationale, il crée de la division en ayant remplacé la lutte des classes par une lutte des races, mais qui est un puit sans fond, et qui, de plus, est un leurre qui évite d’aborder les problèmes de fond. »

4/ Jean-Luc Mélenchon a-t-il trahi les principes de la gauche républicaine et laïque avec l’entrisme politico-religieux qu’il pratique avec les organisations islamistes ou militantes indigénistes ?

Le cas de LFI, je dois l’avouer, me laisse perplexe : concilier un dessein progressiste, à savoir l’affranchissement des lois naturelles, avec un Islam conservateur défenseur du port du voile, me parait être un grand écart. Celui-ci est d’ailleurs compliqué à gérer aussi pour une partie des électeurs musulmans, plus conservateurs, qui ne soutiennent pas un grand nombre des combats de LFI, et avec lesquels ils sont en profond désaccord. 

Mais c’est sans compter la stratégie bien huilée des islamistes. À ce titre je conseille le texte, pour la Fondapol, de Lorenzo Vidino, Directeur du programme sur l’extrémisme à l’université George-Washington : « La montée en puissance de l’islamisme woke dans le monde occidental » qui montre bien l’histoire et les stratégies, depuis les années 2000, d’entrisme des islamistes qui se sont débarrassés « largement des topoï du langage islamiste et [adopté] des cadres de pensée et des causes progressistes ». Wokisme et islamisme ont énormément de passerelles et ont adopté une rhétorique identique s’appuyant sur la disqualification de toute opposition ou moindre critique, résumées en un seul mot s’il en est : islamophobie.

Mais ne nous y trompons pas, pour les indigénistes « Mélenchon est une prise de guerre » pour reprendre les propos d’Houria Bouteldja. Quant aux islamistes, le projet est clair et assumé, et l’histoire a montré que les alliances avec les islamistes finissaient toujours en défaveur « des prises de guerre ». 

Les prises de positions de JLM, notamment son soutien indéfectible à Taha Bouhafs, ou bien ce rappeur lors du meeting de Lyon qui déclame : « Je voterai Mélenchon pour que les Français se sentent Africains », sa conception de la « créolisation » de la France, etc, sont, d’une part à l’opposé des principes qu’il a défendus la majeure partie de sa vie, et d’autre part contraires aux valeurs de la République laïque, une et indivisible. Son discours participe de la fragilisation de la cohésion nationale, il crée de la division en ayant remplacé la lutte des classes par une lutte des races, mais qui est un puit sans fond, et qui, de plus, est un leurre qui évite d’aborder les problèmes de fond. Il n’en reste pas moins une pratique de clientélisme qui a un pouvoir de nuisance très important lorsqu’on sait que beaucoup de jeunes votent pour lui ou ses idées, ces mêmes jeunes qui ne voient absolument aucun problème avec le port du voile au nom du « mon corps mon choix ». 

Entretien avec une docteure en histoire contemporaine et professeure d’histoire-géographie en lycée, membre de Souverains Demain !

 

  1. Bruno Etienne, « L’islamisme comme idéologie et comme force politique », Cités, 2003/2 (n° 14), p. 45-55.
  2. Loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, Légifrance.fr.
  3. Projet de loi, texte définitif, 23 juillet 2021, Assemblée nationale.fr.
  4. Mediapart, Lou Syrah, 28 octobre 2021.
  5. Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble Tome I : Rapport du Sénat.
  6. L’analyse de Kepel est confirmée par Djemila Benhabib, puis Haoues Seniguer, directeur adjoint de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (EHESS – CNRS) : « L’islamisme est une politisation exacerbée ou une idéologisation de l’islam. Les acteurs individuels et collectifs qui s’inscrivent dans ce courant sont mus par un idéal : celui de fonder un ordre social basé sur le primat des catégories religieuses », Rapport du Sénat.