Pourtant, en 2010, Régis Debray ose. Las d’entendre les partisans du sans-frontiérisme, l’écrivain, à travers une centaine de pages, persiste et signe, « la frontière, c’est la paix ». Subversif, l’ouvrage de l’ancien élève de l’École normale supérieure interroge. Plus d’une décennie après sa parution, le manifeste de R.Debray reste brûlant d’actualité. Il est, à présent, grand temps de se (re)plonger dans ce vibrant plaidoyer qui célèbre ce que d’autres déplorent.
« Apaisante, la frontière délimite l’espace, jalonne l’existence, préserve les lieux et plus encore protège les individus »
Séparation politique entre deux États, la frontière entraine une différenciation entre deux modes de vie, deux sociétés, parfois antagonistes. Il s’agit, en outre, d’une séparation entre deux modes d’organisation de l’espace. La frontière étatique délimite, juridiquement, le territoire d’exercice de la souveraineté de chacun des États.
L’essor de la mondialisation depuis les années 1970 a laissé prédire à certains chercheurs, fut un temps, la fin des frontières (Philippe Moreau Defarges, La Mondialisation. Vers la fin des frontières ? Dunod-IFRI, 1993). Un sentiment renforcé, du point de vue occidental, par le transfert progressif de souveraineté des États à l’échelon supranational au sein de l’Union Européenne. Néanmoins, ce sont plus de vingt-six mille kilomètres de frontières terrestres qui ont été créés entre 1991 et 2007. Rarement aura-t-on vu, dans l’histoire longue des crédulités occidentales, pareil hiatus entre notre état d’esprit et l’état des choses. Entre ce que nous tenons pour souhaitable et ce qui est. Nous assistons, inexorablement, au retour des frontières (Michel Foucher, le retour des frontières, CNRS Editions, 2016).
Légale, fiscale, les frontières portent également une fonction de contrôle. Elles revêtissent, dès lors, un rôle administratif de surveillance des flux les franchissant selon des critères définis par les politiques économiques, sociales, culturelles ou encore migratoires.
Régis Debray soutient, sans détour, une vision aux antipodes de celle des élites mondialisées et prétendument progressistes. A travers ses voyages au Proche-Orient, l’auteur a vu. Il en est convaincu et son discours est sans équivoque. Là où il n’y a pas de frontière, il y’a la guerre. Loin de se faire le chantre du protectionnisme outrancier, l’essayiste nous invite à la réflexion. Une réflexion qui s’articule sur l’absolue nécessité de reconsidérer la frontière. Apaisante, cette dernière délimite l’espace, jalonne l’existence, préserve les lieux et plus encore protège les individus.
A ceux qui, tout en ayant à l’esprit le conflit russo-ukrainien, considéreraient encore le concept de la frontière désuet, il convient de rappeler ces mots d’Yves Lacoste « Le tracé d’une frontière est la conséquence d’un rapport de force à un certain moment de l’histoire entre deux appareils politiques et militaires, au détriment de l’un et à l’avantage de l’autre ».
Le réel frappe durement, de manière soudaine et imprévisible. L’invasion de l’Ukraine par la Russie doit nous inviter, enfin, à reconsidérer notre rapport au monde. Traumatisées, encore aujourd’hui, par la politique agressive et désastreuse qui a jeté le continent dans deux guerres mondiales dévastatrices au siècle dernier, l’Europe et la France peinent, souvent, à employer le langage du pouvoir. Les conflits armés ne sont ni enviables ni souhaitables mais ils représentent une continuité de notre histoire dont l’Homme postmoderne ne peut s’affranchir.
« En réalité, la frontière est la première réponse au néant de l’espace et de l’existence »
A travers son ouvrage, Régis Debray convoque également la notion de sacralité. La frontière « sanctuarise l’identité et la culture d’un pays ». Il s’agit, alors, de « sauvegarder l’exception d’un lieu et à travers lui la singularité d’un peuple ». Il ajoute, « un peuple c’est une population, plus des contours et des conteurs ».
A l’heure du semblable, l’individu surenchéri sa particularité. Seul, seul face à une myriade de possibilités, plongé au cœur de l’infiniment grand, le vertige d’appartenance ressenti est tel que « l’hypermnésique déboussolé » fantasme une origine légendaire. L’individu, dépourvu des piliers que constituaient les structures traditionnelles, est en quête de sens. L’essayiste est formel, « l’abolition des frontières ne produit pas de l’interchangeable mais de la carapace identitaire ». Un monde sans frontière est un monde sans repère.
En réalité, la frontière est la première réponse au néant de l’espace et de l’existence. L’être se définit par rapport à « l’extériorité du non-être ». La frontière permet, enfin, « d’enfoncer un coin inéchangeable dans la société de l’interchangeable, une forme intemporelle dans un temps volatile ». Régis Debray déplore et lutte contre l’uniformisation du monde.
Le philosophe pourfend néanmoins l’édification de murs. L’organisation des territoires et la singularité qui les caractérise n’est autre qu’une invitation au partage, à penser la frontière comme interface. Toutefois, dans Grammaire des civilisations, Fernand Braudel nous met en garde « Une civilisation répugne généralement à adopter un bien culturel qui mette en question une de ses structures profondes. A première vue, chaque civilisation ressemble à une gare de marchandises qui ne cesserait de recevoir, d’expédier des bagages hétéroclites. Cependant, sollicitée, elle peut rejeter avec entêtement tel ou tel apport extérieur. »
« Il n’y a plus de limite à parce qu’il n’y a plus de limites entre »
Les troubles de l’époque ne proviennent pas d’un excès, mais d’un déficit de frontières. Pernicieuse, l’idéologie contemporaine du sans-frontiérisme escamote les maux dont elle se rend coupable. « Il n’y a plus de limite à parce qu’il n’y a plus de limites entre ». Entre les affaires publiques et les affaires privées. Entre l’enseignant d’un côté et ses élèves de l’autre. Entre le documentaire et le divertissement. Entre la science et les croyances. Entre l’être et son paraitre, entre le collectif et l’individuel. L’heure, il est vrai, est à la confusion des sphères.
Dès lors, que répondre aux « citoyens du monde » pourvoyeurs de discours abscons et de fâcheuses élucubrations ? Le « citoyen du monde », concept creux s’il en fallait et qui, maladroitement, lutte pour masquer la vacuité de sa pensée. Ce citoyen fait fi, indubitablement, de notre histoire et de ce que nous sommes. Le « sans-frontiériste » est au mieux sympathique, au pire tragiquement candide. Il pèche par orgueil mais Régis Debray, lui, opte pour la modestie. C’est en vertu de cette dernière que l’auteur nous exhorte à respecter, sur leurs terres, les particularismes des peuples et communautés. La frontière est un seuil qui nous invite, une fois chez l’autre, à faire preuve de respect et de retenu.
Ainsi, Éloge des frontières fait écho, en partie, à ces lignes d’Olivier Zajec, « le devoir d’ingérence où la responsabilité de protéger, quoi que l’on pense de ces concepts, ne sauraient s’exonérer de l’étude de la localisation géographique des théâtres de crise, des inerties culturelles en place, et du devoir d’anticipation des conséquences de toute action de force sur les peuples que les puissances morales secourent avec tant d’empressement ».
Jugée incongrue, la défense de la frontière ne fait pas florès chez les riches et les puissants de ce monde. L’exception culturelle insupporte la multinationale. Si l’horizon des électeurs se rétrécit, celui du consommateur, poussé par la frénésie consumériste, doit pouvoir, indéfiniment, se dilater. Evadés fiscaux, sportifs de haut niveau ou encore stars du septième art sont partout chez eux. Les riches vont où ils veulent, les pauvres où ils peuvent. Régis Debray l’affirme, « Ceux qui ont la maitrise des stocks (de têtes nucléaires, d’or et de devises, de savoirs et de brevets) peuvent jouer avec les flux, en devenant encore plus riches. Ceux qui n’ont rien en stock sont les jouets des flux. Le fort est fluide. Le faible n’a pour lui que son bercail, une religion imprenable, un dédale inoccupable ». Et l’auteur poursuit : « Le prédateur déteste le rempart ; la proie aime bien ».
Le philosophe synthétise son propos en deux phrases : « Quand on dénie la partition, n’est-ce pas au partage que l’on se refuse ? S’il n’est pire tare pour une culture que d’être seule, on peut aussi se morfondre dès qu’on accepte de se confondre ».
Aimé Césaire estimait que l’on pouvait se perdre « par ségrégation murée dans le particulier et par dilution dans l’universel ». L’auteur de l’Éloge des frontières conclue « de ces deux suicides, le second est aujourd’hui le plus tentant, et le mieux rémunéré ».